La fête foraine attirait beaucoup de monde au village. On célebrait la fin de l'hiver et on profitait pour s'amuser. Des ballons multicolores, des guirlandes, des lampions accrochés un peu partout égayaient la place centrale. Les gens des environs affluaient pour participer aux diverses activités proposées par la municipalité et les forains. Les stands et les manèges ne désemplissaient pas, on croquait dans les pommes d'amour à belles dents, on engloutissait des gigantèsques barbes à papa, et autour du kiosque à musique le bal battait son plein. Des jolies dames habillées de longues robes virevoltaient en riant au rythme de la gigue, des messieurs dans leur costume du dimanche souriaient à leur partenaire et s'éforçaient de garder le tempo, les enfants sautillaient en cadence. Les tables autour de la piste accueillaient une foule bruyante et heureuse.
Emerveillée, Océane qui avait vécu seule durant de longues années voulut danser. Le Capitaine accepta d'être son partenaire. Phyllis dansa avec le cracheur de feu et le Pêcheur, puis avec les deux matelots.
- Il est temps de trouver un abri pour la nuit, conseilla le Capitaine à sa troupe. Allons jusqu'à l'auberge voir s'il reste des chambres.
L'aubergiste, un homme jovial et sympathique, leur proposa les deux dernières chambres qui lui restaient. La première fut attribuée aux filles et à Platon l'agneau et les hommes décidèrent de se contenter de la seconde. Après le souper, ils se réunirent autour de la table.
- Nous sommes nouveaux ici, dit le Capitaine à l'aubergiste. Quel est le nom de ce lieu ?
- Vous êtes à Val-de l'Aube à douze lieues de la capitale. Nous ne voyons pas beaucoup de voyageurs par ici ! D'où venez-vous ?
Le Capitaine conta sans trop de détails leur naufrage, leur traversée des grottes obscures jusqu'à la vallée, et leur arrivée au village. Il ne dit rien du petit garçon qui les avait attriré dans le hangar étrange.
- Nous voulons réparer notre navire.
- Je croyais que le grottes obscures étaient impraticables à cette époque de l'année ! s'étonna l'aubergiste. Souvent elles sont innondées et si par malchance un voyageur se trouve au moment de la grande marée à l'intérieur, il risque de se noyer. D'ailleurs, l'accès en ai fermé à cette période. Si vous voulez regagner la capitale, je vous conseillerai de passer par le chemin du val. Il est un peu plus long mais aussi plus sûr. Pourquoi ne pas demander aux forains de vous prendre avec eux ? Ils partent demain pour la Capitale. Vous n'aurez qu'à grimper dans une de leurs roulottes. Je toucherai un mot à leur chef au petit déjeuner.
Le lendemain, à peine le jour se levait, que Phyllis, et ses amis, disaient au revoir à l'aubergiste et s'engageaient sur la route de la Capitale dans une roulotte bringueballâte tirée par quatre solides chevaux de trait.
- Nous savons à présent que quelqu'un cherche notre perte, commença le Capitaine lorsqu'ils avaient franchi quelque distance. et que personne ne pouvait les entendre. Le hangar sur la jetée n'était que l'entrée des Grottes obscures. On voulait nous piéger au moment de la grande marée dans les grottes afin de se débarasser de nous ! Nous avons eu beaucoup de chance.
- A votre avis, qui est-ce Capitaine ? demanda candide Phyllis, le petit Chaperon rouge.
- A ma connaissance, nous n'avons qu'un ennemi déclaré !
Baissant la tête, le Pêcheur murmura : "La Sirène des mers..."
- Oui. La Sirène des mers ! Elle veut notre perte à tous et elle n'aura de répit que lorsqu'elle réussira à nous anéantir. Désormais, nous sommes en sécurité nulle part !
Perchés dans les branches du mûrier, les enfants-vers écoutaient fascinés le vieux Bombyx raconter l'histoire de Phyllis le petit Chaperon rouge quand à ce point de l'aventure, un tout petit vers, interrompit le conteur.
Quand la Sirène comprit que son plan avait échoué, elle se mit dans une rage noire. Sa colère était si grande, qu'elle en tremblait ; ses beaux yeux de saphir prirent un teinte orageuse et elle broya dans ses fins doigts d'albâtre un crabe qui avait eu le malheur de passer par là. Comment des simples mortels pouvaient défier ses pouvoirs ? Par quel hasard, le vaisseau du Capitaine maudit avait touché terre avant l'échéance qui lui était donnée ? Qui pouvait interférer dans ses plans au point de modifier le cours des événements ? Il ne fallait plus laisser des intermédiaires gâcher ses projets. Elle décida d'agir rapidement par elle-même. Après une longue réfléxion sur la meilleur façon de procéder, la cruelle Sirène s'engouffra dans une grotte sous-marine où elle cachait les objets qui lui tenaient à coeur. Elle rétira d'un coffre métallique un écrin qui contenait une splendide bague et la passa à son annulaire. Ensuite, laissant derrière elle les sombres profondeurs, la Sirène nagea vers le littoral. Lorsqu'elle fut assez proche de la rive, elle leva les deux bras au dessus de sa tête, murmura une incantation mystérieuse et sortit de l'eau sur une crique isolée de sable blanc.i Sa magnifique queue de Sirène avait laissé place à une paire de jambes, sa merveilleuse peau irisée était transformée en une peau bistre d'humain et sa chevelure d'or pendaient en mêches clairsemées, désordonnées et ternes, de couleur grise. Des haillons puants lui couvraient un corps squelétique. Ainsi parée, elle se dirigea vers le port où elle arriva peu avant minuit.
Ils se pressèrent tous les trois vers la porte de la cabine et s'installèrent devant le miroir enchanté qui se troubla d'abord avant de laisser paraître les deux occupants de la barque qui ramaient autour de l'épave. Le Capitaine mania le gouvernail pendant que le Cracheur de feu continuait à pousser les rames. Ils firent le tour des rochers pour trouver le meilleur angle d'approche. Puis, le Capitaine prépara un filin qu'il avait apporté et la barque se trouva accrochée sur les rochers. Tirant sa veste et ses bottes, il entra dans l'eau et avec précaution il nagea vers le navire éventré. Une fois sur place, il prit appui sur les pierres qui emprisonnaient la coque et se hissa sur les brisants. Chaque minute sembla une éternité au petit Chaperon et ses compagnons. Mais le Capitaine se pencha, et extirpant un corps piégé entre la nef et la roche, le hissa sur ses épaules. Il entreprit de revenir vers le canot où attendait le Cracheur de feu, mais le sol et les asperités ralentissaient sa marche alourdie par le poids du naufragé. Avec mille précautions, après une très lente progression, il se remit à nager vers la barque en tractant la victime derrière lui. Arrivé à la hauteur du canot, le Capitaine laissa le Cracheur de feu tirer le corps hors de l'eau avant de se hisser lui aussi à bord. Ils reprirent la direction du vaisseau où quelque temps plus tard, ils allongèrent sur le pont leur étrange fardeau.